" Ni Barça Ni Barsak "
Sculpturale Monumentale d'Ousmane DIA
DOXANTU de la 14e édition de la Biennale de l'Art Africain Contemporain - DAK'ART 2022

Octobre 2005, des migrants prennent d’assaut la seule frontière terrestre qui sépare l’Afrique de l’Europe. Nous sommes au nord du Maroc à la hauteur des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. L’opération se solde par une quinzaine de morts. L’opinion s’émeut. Cela arrive souvent quand ce que vous voulez ôter de votre regard s’impose à vous, les yeux fermés… En réalité, ces stratégies désespérées de pulvériser les frontières de l’Europe ne sont pas nouvelles. Elles résultent du durcissement des mesures d’entrée dans les pays de transit et d’accueil au début des années 2000. La migration irrégulière est vieille tout comme la migration régulière. Mais elle a pris des proportions plus hardies que ne semblent pas freiner tous les drames relayés. Quand les conditions climatiques semblent plus clémentes. Ils sont nombreux à prendre le désert du Maghreb pour rallier le nord de l’Afrique. D’autres prennent la mer. Pour survivre ou pour aspirer à vie meilleure, des Africains continuent d’emprunter des embarcations de fortune ou d’utiliser d’autres moyens illégaux et dangereux pour rallier l’Europe, supposée être l’Eldorado. Mamadou Oumar Fall, fils de Soukeyna Naam, indique qu’il a pris la mer parce qu’il veut honorer se mère vendeuse de légumes au marché Sandika de Pikine. Amadou Koulé Bâ, fils de Sophie Bâ, a pris la mer parce qu’il veut un jour amener sa mère à la Mecque. Latsouk Thiam, fils Khady Lam a pris la mer parce qu’il ne supporte plus de voir sa mère pleurer car son unique progéniture n’a pas les moyens d’avoir une conjointe. Ousmane Sembène, fils de Soukeu Ndiaye est un travailleur de la mer qui ne voit plus de poisson. Il voudrait construire pour sa mère un toit dans la concession familiale… Ces inconnus qui sombrent sur les voies de l’inconnu ont des noms. Il faut les nommer, leur donner corps. Ils sont montés à bord de la frêle embarcation surchargée de Ousmane Dia. Pris au piège des flots, ils se contorsionnent car ils savent qu’ici s’arrête leurs rêves. L’artiste saisit ainsi ce moment précis où la pirogue de migrants est à demi submergée. Par un jeu d’accumulations et d’entrelacs, il restitue avec la puissante d’évocation du métallique maîtrisé ce moment d’effroi. La clameur s’échappe de sa sculpture. Elle se prolonge en écho dans nos consciences. Aucun trait n’est visible et lisible. Ses personnages ont des têtes-chaises. La chaise est une symbolisation du pouvoir, du pouvoir de l’intellect sur la destinée du corps. A la place des chaises, des visages prennent formes, glacés de peur. Il ne reste plus que la stupéfaction après des jours de souffrances surmontées par l’espoir. Et pourtant au début, même s’ils laissent une partie d’eux-mêmes sur leur terre d’origine, ils étaient comme les triomphateurs de José Maria de Hérédia : « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal Fatigués de porter leurs misères hautaines, De Palos de Moguer, routiers et capitaines Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal. » (1) Ils se sont égarés comme ces conquérants, à la différence près que leur ivresse s’est transformée en cauchemar Échappatoire à la misère et à la terreur, seule porte vers un exil supposé libérateur, la mer présente dans « Ni Barça Ni Barsak » probablement une chimère salvatrice mais assurément une entreprise destructrice. Ousmane Dia ne veut pas d’un choix entre Barça (l’Espagne/l’Europe) ou Barsak ( l’au-delà ). « Barça ou Barsak ! », c’est le cri de ralliement sur le fil du rasoir de ces forces motrices de l’Afrique. Ils expliquent leur choix suicidaire par le fait que le cabri mort n’a pas peur du couteau. Cette option est réversible, à l’analyse. L’Afrique est un continent qui a l’un des plus forts potentiels humain, naturel, historique… Oui, historique : pensons à la charte du Mandé voire à la ville de Tombouctou créée par les Touaregs au XIe siècle décrite par l’auteur du Tarikh es-Soudan comme « une ville exquise, pure, délicieuse, illustre, cité bénie, plantureuse et animée » (2) Ceux qui ont voulu la présenter comme un continent sans histoire voulaient à dessein l’asservir. Et il y a des intellectuels, voire des supposés philosophes de l’Esprit, qui ont essayé de l’enfermer dans une seconde d’histoire alors que l’humanité a un cours moyen de plusieurs décennies. Ousmane Dia refuse et réfute cette fatalité ambiante et fanfaronne. Ni Barça Ni Barsak est un doigt pointé. Plutôt deux doigts pointés par deux personnages (un adulte et un enfant) qui semblent être les plus éloignés de l’eau dans l’esquif qui sombre. L’un indexe l’Occident. L’autre, l’Afrique. La vie se dérobe sous les pieds des naufragés. Sauf miracle, ils iront paver les fonds marins de l’attelle gigantesque d’ossements de cette partie de l’Atlantique. Sur un autre axe et du 15 e au 19 e siècle, un autre interminable et insoutenable pavé d’ossements a jalonné les chemins de l’esclavage de l’Atlantique aux Amériques. Ousmane Dia remet en scelle toutes ces perspectives en martelant le fer. Il dit « non !» : « Pointons du doigt la responsabilité de nos dirigeants complexés, incapables de mettre en place des projets de développement pour maintenir les jeunes sur le sol africain avec tout ce que nous avons comme ressources et compétences ». Il passe également au crible l’autre partie qui se livre à un véritable festin de nécrophages : « L'Occident profite de cette misère, car les Occidentaux créent du travail pour leurs concitoyens autour de l'émigration clandestine. L’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes, Frontex, avec ses milliards de budget (son budget est passé de 6 millions d’euros en 2005 à 750 millions en 2022) n’emploie que des Toubabs et viole régulièrement les droits humains. Je vous cite en référence la presse (1) ! » Assurément, Ousmane Dia a forgé son œuvre avec le feu de l’indignation. Il dit également : « Des soi-disant experts Toubabs sont envoyés au Sénégal pour des projets de formation d'une dizaine de jours. Ce fut le cas à Tambacounda, par exemple, avec une formation en entreprenariat de douze jours, organisée en partenariat avec l’Organisation internationale pour les migrants (OIM) et l’ONG italienne VIS (volontariat international pour le développement. C'est de la poudre aux yeux ! Car même en une année on ne peut pas former un artisan qui pourrait concurrencer un artisan européen. Pourquoi nos états ne peuvent pas contrôler les projets proposés pour les Africains et définir les besoins ? Que font nos gouvernants et nos élites ? Au final, les principaux responsables de ce drame sont nos gouvernants et les Occidentaux »… Ni Barça, Ni Barsak. Il nous faudra, avec lucidité, politiquement, économiquement, historiquement, socialement accompagner ce « non !» au retentissement ferrugineux !

Massamba MBAYE, critique d’art, commissaire d'exposition, Dakar - Sénégal

Références (1) HEREDIA, Jose Maria de, « Les conquérants », Les trophées, Paris, Gallimard, 1981 [1893]. (2) SA’DI, Abderrahman es-.Tarikh es-Soudan.Trad. de l’arabe par O.Houdas(1900).Paris :E.Leroux
(3) le Courrier

Arbre à Palabre - 2015 - méal + peinture - 100cm x 65cm x 60cm
" Ni Barça Ni Barsak " - 6,25 mètres - Ousmane DIA - 2022

"343"
Installation sculpturale d'Ousmane DIA
14e édition de la Biennale de l'Art Africain Contemporain - DAK'ART 2022

Ousmane Dia est l'artiste phare de Dak'Art 2020, Biennale de l'Art Africain Contemporain de Dakar. Il présente une installation importante et forte. Il s'agit d'une étape marquante dans la riche carrière internationale de ce sculpteur et plasticien sénégalais et suisse. Ce nouveau travail est le prolongement de l'œuvre Maturité de mon Peuple créée en 2018 à la Galerie Nationale de Dakar au Sénégal, et toujours visible sur l'Esplanade du Monument de la Renaissance de la capitale sénégalaise. Il reprend le concept d'une foule anonyme. Cette fois, les personnages ne sont plus en marche vers un futur positif et dynamisant, mais sont dans le constat du quotidien avec un certain repli forcé...et peut-être amer. Cette œuvre se présente comme un coup de poing pacifique assené au visiteur de l'exposition. Le dialogue direct et simple interpelle le spectateur dès son entrée dans l'espace consacré uniquement au travail d'Ousmane Dia. Cette installation est constituée par une foule de 343 personnages sculptés qui font face, de façon concentrique, au visiteur. 343, titre de l'œuvre exposée et résultat de l'opération 7 x 7 x 7, est un symbole de l'infini dans l'histoire de l'humanité. On ne peut échapper à tous ces regards de personnages minimalistes, stylisés en métal rouillé avec la fameuse finition « en chaise » très caractéristique du travail de ce sculpteur originaire de Tambacounda. Femmes, hommes, enfants, tous sont assis simplement sur le sol, comme accablés et en apparence résignés. Au-delà et au-dessus des têtes, le visiteur peut lire, écrits sur le mur du fond de la salle, les articles suivants du texte fondamental de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme : « 1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 2. La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciale. Tous les enfants, qu'ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale. » (Article 25 DUDH). Tout est dit, ou plutôt sous-entendu. Le spectateur se retrouve face aux contradictions et aux incohérences de notre monde contemporain, partagé entre des intentions louables et sincères de bien faire et une réalité du terrain trop souvent pathétiquement décalée. Une seule voix symbolique s'adresse directement au public : un personnage debout parmi la foule, très visible au-dessus des têtes, pointe un doigt accusateur. Il y a une grande violence contenue dans cette installation politiquement universelle. Le message est simple et son évidence percutante. La genèse de cette installation 343 présentée à Dakar pourrait se situer en plein centre de Calcutta, dans les favelas de Rio ou à Paris en banlieue nord, ou encore sur la Place des Nations à Genève devant l'entrée de l'ONU. Le visiteur ne peut échapper à cette scénographie qui l'invite à se promener parmi cette foule assise et à méditer avec ses propres « Pourquoi ?», ses « Que faire ?» ou ses « Quelle solution ?» Ousmane Dia n'apporte pas de réponse. L'artiste renvoie chacun à sa propre conscience, avec ce malaise profond devant les inégalités de chances, les moyens de survie dérisoires de beaucoup, les richesses outrageusement mal réparties et une liberté-alibi souvent trompeuse. Le premier pas est déjà d'en prendre conscience avec le travail de l'artiste, mais ce n'est peut-être pas suffisant. « Pourquoi s'arrêter à ça uniquement et ne pas essayer de déplacer les montagnes, comme on dit en Suisse ?» nous suggère Ousmane Dia.

André-William BLANDENIER – Genève / Mai 2020

Arbre à Palabre - 2015 - méal + peinture - 100cm x 65cm x 60cm
Arbre à Palabre - 2015 - méal + peinture - 100cm x 65cm x 60cm